le problème de la mesure et la conscience des machines

Dans [1] et surtout dans [2], Roger Penrose tente d'expliquer la conscience par la mécanique quantique. Pour résumer son argumentation, il commence par expliquer qu'il doit exister des problèmes qu'un être humain pourrait résoudre, mais pas une machine numérique. Ensuite il expose en quoi les propriétés quantiques de certains composants des cellules nerveuses appelés "microtubules" pourraient être à l'origine de cette supériorité des êtres humains qu'on nomme la conscience.

L'argumentation de Penrose ne me satisfait pas, bien que je pense comme lui que la conscience est liée à la mécanique quantique. Voici donc ma manière de voir, basée sur l'interprétation des mondes multiples d'Everett.

Tout le monde connaît le paradoxe du chat de Schödinger : on place dans une boîte un atome radioactif, une fiole de poison, un mécanisme pour casser la fiole en fonction de l'état de l'atome, et un chat. Si on suppose que l'atome a une demi-vie de 1 seconde et que l'on fait en sorte que le mécanisme de brisure de la fiole soit opérationnel pendant cet intervalle de temps, alors la mécanique quantique stipule qu'à l'issue de cet intervalle de temps l'atome sera dans une superposition d'états désintégré/non désintégré, et le chat dans la superposition mort/vivant. Si alors on ouvre la boîte, on aura 1 chance sur 2 de trouver un chat mort ou vivant.

La question est : quel est l'état du chat avant que l'on ouvre la boîte ? La théorie répond qu'il est superposé. Une autre question se pose alors : qu'est-ce que ça lui fait, au chat, d'être dans un état superposé ? Eh bien il suffit de lui demander. Pour cela on va changer le protocole pour, au lieu de le tuer (pauvre bête !), lui présenter deux symboles différents, par exemple un jaune et un bleu, en fonction de l'état de l'atome.

Je ne sais pas pour les chats, mais je sais qu'il est possible de dresser des singes à reconnaitre ce genre de symbole. Il est clair que l'animal exprimera un symbole, ou l'autre, mais pas une superposition des deux.

Donc:
- Objectivement (mathématiquement) le chat est dans une superposition d'états : "ayant vu le symbole jaune"/"ayant vu le symbole bleu". (du moins, c'est ce que stipule l'interprétation des mondes multiples, qui ne fait pas intervenir de réduction du vecteur d'état).
- Quand on l'interroge, la réponse du chat est univoque : subjectivement, l'état est bien déterminé, il est soit "j'ai vu le symbole jaune", soit "j'ai vu le symbole bleu", avec 1 chance sur 2.

Comme l'aspect subjectif ne correspond pas à l'état objectif, on est obligé de considérer que le chat a sa propre perception de la réalité, une "conscience".

On peut appliquer ce raisonnement à une machine numérique à la place du chat : chacun voit bien comment obtenir d'une telle machine l'information concernant la couleur qui a excité son oeuil artificiel.

Cependant il y a ici une distinction importante à formuler : la machine doit être réelle, exister physiquement, bien sûr, pour pouvoir être dans un état quantique. Ce qui est important de remarquer c'est que le plus souvent par "machine numérique" ce que l'on entend c'est "un algorithme", c'est-à-dire une abstraction. Un algorithme, en tant que "chose" virtuelle, ne peut pas se trouver dans un état quantique. Il existe cependant aussi des machines numériques réelles, incarnées, nos ordinateurs de bureau en sont un bon exemple. Mais il faut savoir de quoi on parle : si par mon "ordinateur", on entend "le programme qu'il execute", ou bien la machine physique. Un ordinateur est construit de manière à se comporter le plus possible comme une abstraction, c'est-à-dire sans faire d'erreur. Mais ce qu'il faut bien voir c'est qu'une machine virtuelle ne pourrait jamais avoir une erreur de parité, par exemple.

Telle est la différence entre les choses réelles et les choses virtuelles. Un débat en i.a. oppose les gens qui pensent qu'un être conscient ne peut pas être numérique, qu'il doit forcément être analogique. En réalité la bonne distinction est entre le fait d'être abstrait ou incarné.

C'est pour cela que la démonstration de Penrose de la superiorité de l'humain sur la machine numérique est forcément insatisfaisante : s'agit-il d'une machine réelle ou abstraite ? Une erreur de parité est justement le genre d'évènement spontané requis pour trouver (disons) le cinquième postulat d'Euclide quand on est une implémentation du système formel de (disons) la géométrie euclidienne.

C'est pour cela également que son invocation des microtubules comme sources possibles de la conscience est superflue : si on définit la conscience comme "ce que ça fait d'être dans une superposition d'états", tout ce qui existe matériellement est conscient, même les objets inanimés.

Références

[1] Roger Penrose, L'esprit, l'ordinateur et les lois de la physique, Interéditions, 1992

[2] Roger Penrose, Les ombres de l'esprit, Interéditions, 1995

[3] THE EVERETT FAQ


created on Wed Nov  1 2000